"Le motif de base de la résistance était l'indignation. Nous vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux."

Stéphane Hessel

mercredi 10 février 2010

Mixer le bonheur (3/7)

Méthode n°2 : essayer de s'extraire du concours de « j'ai la plus grosse... »

Une fois que l'on a réussi à opérer au niveau individuel la distinction entre besoin et désir, il est intéressant de transposer cette grille de lecture au niveau collectif. Pour ce faire, il peut être très utile de reprendre à son compte la pensée de Thorstein Veblen (1857 – 1929), de Pierre Bourdieu (1930 – 2002) et de René Girard (1923) .

Thorstein Veblen, économiste de son état, se pencha sur la partie cachée de l'iceberg économique : les motivations des acheteurs. Considérant la classe à l'abri des besoins matériels immédiats et de la contrainte du travail autre que souhaité (qu'il nomme la classe de loisir), il y trouva essentiellement la vanité et le désir de se démarquer de son voisin. Il note que par sa consommation l'élite gaspille du temps et des biens. Elle fait du gaspillage du temps, soit le loisir, et du gaspillage des biens, soit la consommation ostentatoire, ses priorités.

Par exemple, une de ses pages dans sa Théorie de la classe de loisir (1899) concerne le lustre de l'étoffe, prisée dans les chapeaux car servant à montrer qu'on les change souvent, et considéré défavorablement pour les pantalons parce qu'il montre qu'au contraire on ne l'a pas changé depuis longtemps. Alors qu'il s'agit du même lustre ! Il n'y a donc pas selon lui d'esthétique dans l'affaire, mais simplement une émission de signifiants de puissance qui est la raison d'être de la consommation ostentatoire.

Autrement dit, la consommation est statutaire, elle sert à celui qui en fait un usage ostentatoire à indiquer un statut social. En d'autres mots, quelqu'un qui achète une voiture de luxe peut indiquer à celui qui achète une voiture familiale, "par mon statut, je n'ai pas besoin que ma consommation reflète mes besoins". Quand la haute bourgeoisie états-unienne de la fin du dix-neuvième siècle fait usage de nombreux laquais, elle indique qu'elle est au-dessus de tous les besoins, plus elle a de laquais plus elle affirme la nature non ancrée dans la nécessité de son statut.

Pierre Bourdieu, pour sa part, pense qu’une partie de la lutte entre groupes sociaux prend la forme d’une lutte symbolique. Les individus des groupes sociaux dominés s’efforcent, en effet, d’imiter les pratiques culturelles des groupes sociaux dominants pour se valoriser socialement. Toutefois, les individus des groupes sociaux dominants, sensibles à cette imitation, ont alors tendance à changer de pratiques sociales : ils en cherchent de plus rares, aptes à restaurer leur distinction symbolique. C’est cette dialectique de la divulgation, de l’imitation et de la recherche de la distinction qui est, pour Bourdieu, à l’origine de la transformation des pratiques culturelles.

Cependant, dans ces luttes symboliques, les classes dominées ne peuvent être que perdantes : en imitant les classes dominantes, elles en reconnaissent la distinction culturelle ; sans pouvoir la reproduire jamais. « La prétention part toujours battue puisque, par définition, elle se laisse imposer le but de la course, acceptant, du même coup, le handicap qu’elle s’efforce de combler ».

Il me semble qu'une explication de ce mode de fonctionnement humain et social a été donnée par René Girard. Celui-ci a en effet développé le concept de désir mimétique qui est l'interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. Ce que le désir imite, c'est le désir de l’autre, le désir lui-même. « L'homme désire toujours selon le désir de l'Autre » est le postulat du désir mimétique.

« Le sujet désire, mais il ne sait pas quoi. Dans son errance, il va croiser un être pourvu de quelque chose qui lui fait défaut et qui semble donner à celui-ci une plénitude que lui ne possède pas. Cette apparente plénitude, si proche et si lointaine, va proprement le fasciner. Le désir affamé du sujet semble toujours poser la même question au modèle : "Qu'as-tu de plus que moi ?" (pour paraître si heureux, pour avoir une si jolie femme, pour être le préféré de la direction, etc.).

Fixer son attention admirative sur un modèle, c'est déjà lui reconnaître ou lui accorder un prestige que l'on ne possède pas, ce qui revient à constater sa propre insuffisance d'être. Ce n'est bien évidemment pas une position des plus confortables mais l'homme qui admire, et qui par delà envie l'Autre, est d'abord quelqu'un qui se méprise profondément. Mais si le modèle est si parfait, c'est qu'il doit détenir quelque chose dont le sujet est pour l'instant démuni : objet matériel, attitude, statut, etc. Les variations sont infinies pour un résultat toujours identique : ce qui le différencie de l'Autre justifie, aux yeux du désir du sujet, la réussite et le prestige qu'il lui accorde.

Le désir qu'a le sujet pour l'objet n'est rien d'autre que le désir qu'il a du prestige qu'il prête à celui qui possède l'objet (ou qui s'apprête à désirer en même temps que lui l'objet). C'est ainsi que s'institue la médiation du modèle et une première transfiguration de l'objet. Par exemple, une voiture est plus que cette carcasse d'acier permettant de se déplacer d'un endroit à un autre, sinon n'importe quel modèle ferait l'affaire ; elle est l'instrument qui permettrait au sujet d'être, à l'instar de son modèle, un "tombeur", un cadre supérieur, un chef de bande, etc. Ce que vise le désir n'est bien sûr pas la possession de l'objet-voiture mais ce qu'il croit que cette possession lui donnera, comme à l'Autre, en termes de conquêtes féminines ou d'identification sociale.

Comme le note René Girard, le sujet méconnaîtra toujours cette antériorité du modèle, car ce serait du même coup dévoiler son insuffisance, son infériorité, le fait que son désir est, non pas spontané mais imité. Il aura beau jeu ensuite de dénoncer la présence de l'Autre, médiateur de son désir, comme relevant de la seule envie de ce dernier.

Le modèle n'est pas plus épargné que le sujet. Lui aussi cherche à fixer son désir et il attend qu'on lui désigne quelque chose de désirable. C'est bien ce que fait le sujet de notre triangle qui, de ce point de vue, est bien lui aussi un Autre. Nous savons déjà que ce n'est pas l'objet que va voir à présent le modèle, mais un objet transfiguré par le désir du sujet, qui lui donne une "valeur" tout à fait inattendue.

Le modèle n'a pas un rôle passif dans ce triangle. Il ne se contente pas d'attendre une manifestation du sujet, il fait au contraire tout pour faire naître celle-ci. Comme un objet que personne ne lui disputerait n'aurait aucun intérêt, aucune valeur capable de fixer son propre désir, tout le pousse à exposer au regard des autres sa bonne fortune - qui ne devient avantage en terme d'être que s'il est reconnu comme tel par ces mêmes autres. Le désir du modèle a besoin de sentir d'autres désirs pour pouvoir être conforté. Il tend donc toujours à susciter lui-même la concurrence, c'est-à-dire à provoquer l'émergence d'un rival qu'il lui appartiendra ensuite de supplanter.

L'amoureuse vantant les qualités de son partenaire auprès de ses amies cherche autant à affirmer, vanité ou orgueil, la supériorité de son bonheur qu'à confirmer son propre désir. La meilleure réponse serait que ses amies, envieuses de ce bonheur, se mettent toutes à désirer le-dit partenaire, à l'exclusion de tout autre prétendant. Ceci ne ferait que confirmer l'amoureuse dans sa certitude chancelante qu'elle tient le bon. L'objet n'est déjà plus le petit copain - sans doute très quelconque - de Mlle X., mais il devient peu à peu le garçon quasiment unique que toutes se disputent, c'est-à-dire une illusion née des désirs concurrents. A l'extérieur de cette rivalité, c'est-à-dire à un endroit d'observation non gagné par cette illusion, tous se poseront la question : "Mais qu'est-ce qu'elles lui trouvent ?".

La circularité infernale du désir mimétique est maintenant en place. Aucune recrudescence du désir du modèle pour l'objet n'échappera au sujet, qui y verra la confirmation de son importance et qui redoublera d'efforts pour le posséder. Chacun donc, sujet ou modèle, a contribué à l'émergence de l'autre en tant que rival. » http://www.cottet.org/girard/desir1.htm

Pour résumer de façon plus prosaïque cette pensée et la rendre immédiatement compréhensible par le plus grand nombre, j'ai pour habitude de parler du concours de « j'ai la plus grosse... ». Au delà de l'aspect un peu vulgaire de cette formulation, il suffit de réfléchir cinq minutes pour observer les conséquences du désir mimétique et réaliser que nous participons tous en permanence à ce concours : le concours de la plus grosse voiture, de la plus grande tour (828 m à ce jour), de la plus belle femme, du plus gros salaire, de la plus grande intelligence, du plus grand sens de l'humour, des plus gros attributs sexuels, de la plus grande maison, de la tondeuse la plus performante, des enfants les mieux élevés, du plus beau voyage, du plus beau bronzage, ...

Cette course sans fin, puisque l'on trouvera toujours une personne qui aura « plus » que soi, me semble être à l'origine de nombreuses frustrations chez beaucoup d'entre nous.

Le comprendre, c'est s'autoriser à marquer le pas dans cette course haletante et regarder ce que l'on a plutôt que ce que l'on n'a pas. C'est aussi se permettre de se comparer aux autres, non plus par rapport à ceux qui ont plus, mais par rapport à ceux qui ont moins et s'apercevoir ainsi que bien souvent nous nous trouvons bien lotis.

Le comprendre, c'est déjà commencer à s'extraire de ce mécanisme et donc gagner en liberté : liberté de choisir ce que nous voulons vraiment, liberté de renoncer aussi.

Suite au prochain épisode …
Christophe BOMBLED

1 commentaire:

JC GUILLOU a dit…

Une facon simple de casser ce cercle c'est de regarder autour de soit et de se dire: "qu'est ce qu'ils ont de moins que moi"... non pas pour se glorifier mais pour se satisfaire de ce que l'on a et peut etre aussi aider les autres.
L'envie est un des pires maitres. Comme tu le dis si bien il y a toujours quelqu'un qui a plus ou mieux... que cela soit une source de motivation pour se depasser c'est bien, mais pas que cela devienne une obsession. La plupart des jeunes aujourd'hui veulent etre joueurs de foot ou rappeur... l'argent facile. Pourquoi ? avoir toutes les filles, les belles voitures etc...
Mlaheureusement nous sommes dans l'ere du materialisme a tout va.

Je suis d'accord avec tout tes articles sur le sujet. Vivre l'instant present permet d'apprecier les choese autour de soit, le ciel, la nature, et aussi ses proches. On veut une plus grosse voiture.. on aimerait une femme plus belle, avec des plus gros seins...
Mais si on apprecie ce que l'on a de materiel on apprend aussi a apprecier ce que l'on a de plus important. Il y aura toujours une femme plus belle que ma femme mais pourrai-je avoir une relation plus belle, plus forte ? Qu'est ce qui est important, la relation, le bonheur qu'elle m'apporte aujourd'hui ? ou l'eventuel plaisir ephemere que pourrait m'apporter le fait de toucher les gros seins de ma voisine ?
Faire la vaisselle est un excellent moyen de se relaxer, de voyager... mais si on le prend comme une corvee, alors ca devient difficile.
Cela fait plus de 5 ans que je medite plus ou moins et que je positivise... je n'ai plus d'argent, mais je suis heureux et je n'ai pas vu de Docteur ne serait qu'une fois... meme pas pour un petit rhume.
L'argent ne fait pas le bonheur, l'approche materialistique est sans fin. Le contentement est pour moi la cle du bonheur.